El Farol reloaded

« Je suis le sentiment de promiscuité contrarié de Jack »

L’économiste Brian Arthur a travaillé sur des modèles d’interactions entre agents économiques aux préférences différentes. Il a mis en évidence la complexité de ces interactions, ce qui n’est pas un exploit. Il a montré que les résultats de l’action décentralisée d’agents différents disposant d’une information insuffisante conduisait à de sacrés bordels. Ce qui n’est pas franchement spectaculaire non plus. Ce qui est plus intéressant, c’est qu’il lui est arrivé de montrer des résultats plus harmonieux quand des individus qui ne se coordonnent pas explicitement interagissent. C’est le cas du problème du bar d’El Farol.

Arthur était prof à Santa Fe, au Santa Fe Institute. Il aimait fréquenter un bar musical, le El Farol. Comme c’est le genre de type qui soit ne boit pas des masses, soit garde son cerveau en activité même après 10 bières, squatter le bar l’a conduit à formuler un modèle visant à expliquer la fréquentation du bar. Ce qui est désormais connu sous le nom de problème d’El Farol. Comme la fiche Wikipédia présentant le modèle le résume bien, la question est la suivante :

« Le bar d’El Farol est un bar irlandais de Santa Fe, au Nouveau-Mexique, qui organise des concerts de musique irlandaise tous les jeudis. Le problème est formulé comme suit (Arthur 1994) : plus de 100 amateurs de musique irlandaise fréquentent le bar, mais celui-ci ne compte que 60 places assises. Le concert n’est agréable que si le bar n’est pas surpeuplé. Quelle est la meilleure stratégie pour chacun ? »

Arthur développe le modèle dans cet article. En prêtant à la centaine de clients potentiels des anticipations différentes sur la fréquentation à venir le prochain jeudi, du genre « il y aura le même nombre de personnes que la semaine dernière » ou « il y aura autant de gens qu’en moyenne au cours des quatre dernières semaines » ou « il y aura 67 buveurs de bières amateurs de musique irlandaise (mais pas de U2) », et en réalisant des simulations par ordinateur, Arthur a montré des résultats assez surprenants. En fait, sur cette base diversifiée et bien chaotique, on peut prédire une fréquentation moyenne qui oscille autour de 60 clients et converge même vers cette valeur, par le biais d’un genre d’apprentissage. C’est-à-dire un nombre optimal.farolA ce stade, si je me souviens bien de ce que racontait mon professeur Alan Kirman (qui a fréquenté à l’occasion le bar lui aussi), le vrai El Farol connaissait une fréquentation optimale dans la réalité. J’ai relu l’article en diagonale, je n’ai pas retrouvé un passage évoquant ce point. Mais c’est assez conforme à ce qu’on peut constater fréquemment dans la réalité.

La littérature sur les interactions d’agents ne concluent pas systématiquement à cette optimalité de la fréquentation, notamment mise en rapport avec la qualité objective d’un lieu. Un restaurant vide peut par exemple l’être injustement compte tenu de la bouffe et de l’accueil qu’on vous y réserve, pendant qu’une cantine à l’accueil minable et hors de prix fait salle comble. Il y a plein d’explications possibles à cela, qui tournent autour de questions d’externalités. Quand il y a des tas de bimbos au mètre carré, par exemple, cela attire les morts de faim. Et comme les bimbos aiment qu’on leur paie des coups à boire, elles se présentent en masse et en robes courtes. Cela peut aussi tenir à des problèmes d’information : un endroit blindé de monde semble de meilleure qualité quand on ne détient pas d’information privée sur la qualité du lieu. Donc on y va, plutôt que de s’aventurer dans le troquet ou la cantine vide. Ce phénomène porte le nom de cascade informationnelle. Ce papier de Banerjee le présente.

Bref, si on en revient au El Farol, tout allait bien. Chacun dans son coin se faisait une idée de ce que serait le samedi suivant, décidait d’aller picoler ou non et, au final, le nombre de personnes sur place était satisfaisant. Et là, ce blaireau de Mark Zuckerberg est venu mettre son grain de sel avec Facebook. Pour ceux qui résistent encore et toujours à cet outil, j’explique. On peut créer dans Facebook un « événement », qui n’est ni plus ni moins qu’une pub pour une activité organisée dans la vraie vie (ou pas). Un flyer virtuel. Et les gens qui en prennent connaissance peuvent s’inscrire à l’événement. Il devient donc possible d’avoir une idée de la fréquentation d’un lieu pour une soirée donnée. L’utilité de la chose est variée. Montrer à ses amis qu’on a un plan pour samedi et les inciter à nous y rejoindre, montrer au monde qu’on va dans les lieux in, soutenir une initiative et manifester sa sympathie aux organisateurs, que sais-je encore ?
Du coup, Facebook donne une information supplémentaire sur la fréquentation probable de l’endroit. J’ai élaboré pour quelques lieux ou événements récurrents un modèle personnel d’évaluation de la fréquentation prévisible. Hyper rudimentaire, mais assez efficace. L’idée est qu’il y a un seuil d’inscrits au dessus duquel l’endroit va être disons « bien fréquenté » et en dessous, ce sera un flop. Au voisinage du seuil, on peut s’attendre à quelque chose de proche de ce qui est annoncé, plus quelques participants non inscrits. Le seuil n’est pas le même selon les endroits, il dépend de la taille de l’endroit. Il peut aussi varier d’un jour à l’autre de la semaine (en fin de semaine, les inscrits on tendance à venir effectivement, ce qui n’est pas forcément le cas en milieu de semaine où les contraintes de la vie sociale font qu’on peut annuler). Le nombre de présents peut alors être représenté par une fonction super simple du genre :

N = I (1+x)

N le nombre de présents, I le nombre d’inscrits sur Facebook, x un facteur multiplicateur qui dépend de l’écart entre I et le seuil repéré statistiquement pour le lieu.
L’idée est que si I est plutôt inférieur au seuil, x prendra une valeur négative du genre – 0,4. Si I est proche du seuil, on aura un x entre -0,2 et 0,2. Enfin, si I dépasse notablement le seuil, x prend une valeur comprise entre 0,4 et 0,6.

J’ai observé pendant longtemps une grande régularité dans cette règle. On peut observer qu’elle démolit déjà pas mal la logique du El Farol. L’information complémentaire apportée par Facebook permet à ceux que les gens trop nombreux ennuient de ne pas se retrouver importunés par la promiscuité de pauvres types qui te renversent leur vodka sur les fringues dès la cinquième. Elle permet donc de réguler limiter la surfréquentation. En revanche, elle plombe potentiellement les soirées qui ont du mal à décoller au niveau des inscriptions. Car les gens n’aiment pas quand il y a trop de monde mais dépriment quand il n’y en a pas assez non plus. Or, il est évident que voir 3 inscrits à une soirée n’incite pas à s’y pointer. Certains organisateurs d’événements ont d’ailleurs une ou deux astuces pour cela : il y a ceux qui recyclent des événements existants et réutilisent donc les inscrits précédents pour faire masse. Et il y a ceux, plus radicaux, qui ne rendent pas public le nombre d’inscrits. Est-ce malin ? Aucune idée, tout est envisageable. L’analyse de l’effet de signal envoyé par cette manipulation de l’information délivrée par Facebook peut conduire à conclure tout et son contraire, selon le contexte.

Mais les choses se sont corsées récemment et mon modèle a pris un sacré coup. Pour un lieu accueillant une centaine de personnes au maximum, j’avais observé un seuil de 45 personnes environ pour une fréquentation optimale. Or, dernièrement, déjà à deux reprises, le nombres d’inscrits a été de 65 et 75 inscrits. En théorie, cela aurait dû amener à de très bonnes soirées. Or, elles ont été très moyennes. En gros, de l’ordre de 50 personnes, environ. L’hypothèse que je formule est que beaucoup de gens fréquentant le lieu et n’aimant pas la chaleur (qui est assez conséquente là-bas dès qu’on approche les 70 personnes) restent chez eux quand on dépasse correctement le seuil de 45. Les messages des tenanciers du lieu, tels que « Venez tôt, tout le monde ne pourra pas rentrer » doivent exacerber le phénomène. La conclusion est qu’avec Facebook et ses événements, la possibilité d’une soirée optimale disparaît plus ou moins, au moins dans ce lieu. En somme, sans publicité, avec moins d’information, la fréquentation a plus de chances d’être optimale. Ce qui est pour le moins contre-intuitif. Bon, par contre, il y a toujours du rhum à prix raisonnable. Ce qui est, de mon point de vue, l’essentiel.

2 commentaires


  1. L’occasion ou jamais de rappeler le travail séminal de Joseph Gusfield, qui n’était certainement pas le dernier quand il s’agissait de lever le coude, et son ethnographie en observation participante sur quatre bars de San Diego : http://uwpress.wisc.edu/books/0375.htm

    Une preuve de plus que les sociologues n’ont rien, et sur aucun plan, à envier aux économistes.

    • econojack

      Sur ce sujet, c’est clair. Pas de monopole disciplinaire. Merci pour le lien.

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