« Je suis l’alcootest pulvérisé de Jack »
« Mon travail consistait à appliquer une formule mathématique. Une voiture neuve construite par ma société roule aux alentours de 90 km/h. Le différentiel arrière se bloque. La voiture se crashe et prend feu avec toute la famille à bord. Question : faut-il déclencher un rappel de ce modèle ? Prendre le nombre de véhicules concernés, A. Le multiplier par le taux probable de défaillances, B. Puis multiplier le résultat par la moyenne des sommes qu’on a été condamnés à verser, C. A multiplié par B multiplié par C égale X. Si cet X est inférieur au coût d’un rappel, on ne fait rien. »
Chuck Palahniuk
Il ne faut pas faire de rodéo bourré au volant. Il ne faut pas faire de rodéo au volant, de manière générale. Une voiture n’est pas un taureau. Une voiture peut tuer des gens. Tuer des gens n’est pas, en général, quelque chose de respectable. Le droit français commence à estimer que laisser des gens conduire torché est également une faute. On peut donc aller en prison parce qu’on a laissé partir, visiblement bourré, un compagnon de beuverie qui a tué quelqu’un en rentrant. C’est ce qui va arriver à un type qui a laissé son pote partir niasqué à Montpellier fin 2012. Je ne connais pas le contexte précis de l’affaire. Je ne discute pas le droit qui est derrière, je n’y comprends rien. Le droit crée sa norme, c’est comme ça. Je relève juste que cette décision n’est pas simple pour les juristes eux-mêmes. Peut-être que je jugerais évidente la décision du tribunal si je connaissais un peu de droit et davantage de choses encore sur le contexte (la séquence du gars qui prend le volant puis le laisse une fois chez lui ne l’a pas aidé, c’est certain, par exemple). Peut-être pas. Peut-être qu’à la place des proches, je serais heureux de voir l’acolyte derrière les barreaux (j’espère surtout que je n’aurai jamais à choisir entre satisfaction, indifférence ou dépit face à une telle situation). Bref, comme le disent les types qui ont des voitures avec chauffeur et qui passent à la télé : « On ne commente pas une décision de justice ». Envoyer bourré à la morgue une gamine de 18 ans, c’est très grave. Avoir négligé que ça puisse arriver et avoir laissé partir celui qui s’est avéré être un chauffard de la pire espèce, c’est moche, ok. Ça pose des questions.
Néanmoins, quand l’un des avocats de la partie civile dit qu’il faut « responsabiliser les hommes », il faut se demander, après l’évidence du bon sens, ce que cela vaut. Implicitement, il est question de dissuasion. Un problème classique d’économie du crime. L’économie du crime estime que ceux qui se livrent à un acte interdit par la loi évaluent les coûts et gains potentiels de cet acte. Le crime a une composante rationnelle, c’est indéniable, il faudrait être crétin pour dire le contraire. Seulement une composante, d’accord. Mais réelle. Dans cette logique, sanctionner durement a un impact sur les décisions des criminels potentiels, puisque cela accroît les coûts probables de leur acte. C’est une façon de « responsabiliser les hommes » en leur indiquant que leur intérêt bien entendu n’est pas là. C’est exactement ce qu’évoque sans le dire l’avocat : si vous n’êtes pas capable de mesurer sur une base morale les conséquences pour autrui de certains actes, alors on va vous en mettre à vous plein les dents, ça devrait vous inciter – vous et les autres de votre genre – à faire gaffe. Glissement intéressant de la notion de crime, vous l’aurez noté au passage, tout de même. Et ce qui suit traite donc ces situations comme telles.
Plus précisément, dans la logique de l’économie du crime, le calcul du criminel potentiel repose sur l’évaluation de ce qu’on appelle une utilité espérée. Il prend en compte les gains et les coûts de toutes les situations possibles, en attribuant à chacune une certaine probabilité. Pour le compagnon de beuverie qui doit choisir de laisser partir ou non l’autre, il y a deux choix possibles : le laisser partir et risquer de subir un coût (humains, moraux et donc, désormais, procès voire prison) si un drame arrive ; ne pas le laisser partir et subir d’autres coûts (parlementer, supporter le type, etc.).
On peut représenter vite fait le problème de la façon suivante :
Chaque choix peut conduire à diverses issues, dont les gains sont mesurés par la différence entre ce que la situation apporte comme gains et ce qu’elle apporte comme coût (en termes d’utilité), de la forme U(.) – C(.).
Le choix de retenir l’autre est sans surprise, normalement. Il évite l’éventualité de l’accident, apporte l’utilité de la sécurité et un coût lié au fait de retenir l’autre.
Le choix de laisser partir l’autre peut conduire à deux issues différentes, selon qu’il y a accident ou pas. Le coût est affecté différemment dans ce cas. Il y a un coût sachant qu’il y a eu accident, C(L/A) ; et un coût sachant qu’il n’y a pas eu accident, C(L/S).
On peut encore préciser de façon simple ces éléments :
- U(A) = – M avec M positif. l’accident en soi a un coût pour celui qui ne l’a pas provoqué mais aurait pu l’éviter.
- C(R) = F. F a une valeur positive.
- U(S) = 0. C’est la situation où la vie de personne ne change. Fixer à 0 pour simplifier a un sens.
- C(L/S) = 0. Le raisonnement est le même que pour U(S). Tout le monde est rentré sans se poser de questions et il ne s’est rien passé.
Pour C(L/A), il faut ajouter un autre paramètre, qui est la probabilité que suite à un accident, vous soyez mis en cause par la justice (ou que, d’une manière ou d’une autre, autrui vous cause du tort). C(L/A) dépend donc aussi de cette probabilité, avec deux issues possibles : soit cet aspect du problème ne vous concerne pas (avec une probabilité q) car la justice ne vous implique pas et votre utilité n’est pas affectée par ce point, soit il vous concerne (probabilité 1 – q) et votre utilité est réduite de J. On a donc :
C(L/A) = 0 x q + (1-q) J
Décider de laisser partir ou retenir l’autre va donc consister à comparer l’espérance d’utilité des deux situations. Pour le choix « retenir » , c’est assez simple puisqu’on est dans la certitude :
EU(R) = 0 – F
Pour laisser partir :
EU(L) = p ( U(A) – C(L/A) ) + (1 – p) ( U(S) – C(L/S) )= p ( – M – ( 0 x q + (1 – q) J ) ) + ( 1 – p ) ( 0 – 0 )
= p ( – M – ( 1 – q) J )
EU(L) = – ( pM + p( 1 – q )J)
On choisit de laisser partir si EU(L) > EU(R), soit :
- ( pM + p( 1 – q )J) > – F, donc si :
pM + p( 1 – q )J < F
Rien de très remarquable. On voit juste que, toutes choses égales par ailleurs, on choisira de laisser partir d’autant plus facilement que :
- la probabilité estimée d’un accident (p) est faible,
- que l’on est faiblement affecté quand un accident arrive (M faible),
- que le risque d’être impliqué par la justice est faible (1-q faible),
- que les sanctions judiciaires sont faibles (J faible),
- que le coût de retenir l’autre est élevé (F élevé).
On voit aussi que si aucun des paramètres n’a un poids vraiment important, le choix semble très indécis d’une personne à l’autre, d’un soir à l’autre également. De ce point de vue, si on fixe J très élevé, on peut s’attendre à ce que personne ne laisse jamais partir l’autre. Si J est la peine de mort, par exemple (au hasard…), il semble acquis que plus personne ne laissera partir qui que ce soit de n’importe où. Ce qui nous ramène à un problème classique, dont on s’éloignera aussi sec, dans la mesure où il n’est pas franchement pertinent ici, la peine de mort n’étant conçue que comme une forme de loi du Talion. Ce qui ne peut s’appliquer à celui qui laisse agir un criminel, a fortiori un criminel seulement potentiel. Mais ça fixe les idées.
D’autre part, il est évident que quelqu’un de très prudent aura un M élevé, estimera p comme élevée et q faible. De sorte que F ne pèsera pas bien lourd, dans la plupart des cas. Même si on peut envisager des situations où F est contextuellement très élevé.
En dehors de ce cas, le problème est l’estimation de p et de q. Comment évaluer proprement la probabilité d’un accident ? Elle dépend de nombreux facteurs. Le plus prégnant est certainement l’état d’ivresse du chauffeur. Est-on capable de l’évaluer pleinement ? Même si c’est le cas par une méthode objective (un alcootest), comment faire pour estimer la probabilité que cette personne particulière aura une probabilité déterminée d’avoir un accident ? Doit-on se baser sur des statistiques générales, telle que « x% des personnes ivres ont un accident » ou « y% des accidents sont causés par des personnes ivres ? » ? Aussi utiles soient-elles, elles ne servent pas nécessairement de fondement à l’estimation de ce genre de probabilités. Pour des raisons parfois justifiées, parfois injustifiées. Par exemple, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les accidents de la route ont davantage lieu dans des conditions climatiques et de visibilité favorables. Il y a des gens qui, à alcoolémie positive, sont plus prudents et attentifs, etc. Bref, beaucoup de gens ivres sont certainement moins dangereux un soir de pluie, ce qui est contre-intuitif. Je ne dis pas que l’alcool n’accroît pas les risques. Je dis que dans la réalité, les gens ont un modèle d’estimation des risques différent de celui que la prévention routière cherche à nous inculquer, à raison.
Comment estimer également la probabilité qu’on sera sérieusement mis en cause en cas d’accident ? A moins de systématiquement sanctionner tous ceux qui ont fréquenté la personne impliquée dans l’accident durant un certain laps de temps (à définir) dans la soirée ou d’avoir affaire à des individus qui sont très prudents (et qui évaluent q très faible ; cas que l’on a écarté plus haut), attendre un q faible n’a rien d’acquis, y compris quand une jurisprudence existe. En d’autres termes, dans un grand nombre de cas, on peut s’attendre à ne pas se sentir concerné sur la base d’une inquiétude judiciaire.
Il ne vous aura évidemment pas échappé que lorsqu’on est soi-même alcoolisé, il peut être très compliqué d’évaluer la situation. La loi ne fait pas de cadeaux sur cette base, être ivre est une circonstance aggravante, pas atténuante, quand on sa responsabilité est engagée. Heureusement, d’ailleurs. Mais pour ce qui nous intéresse, c’est une mauvaise nouvelle puisque cela signifie que les gens qui ont bu sont moins aptes à prévoir les conneries de leurs potes.
En conclusion, on peut très bien imaginer d’agir sur J et q dans le but de « responsabiliser les hommes ». Mais c’est loin d’être gagné.
Ensuite, la prison ferme comme peine pour avoir laissé partir un ami torché est problématique. Comment en ressortira un individu lambda ? Ne serait-il pas opportun d’évaluer les coûts sociaux à suivre de ce genre de peine (même si on peut espérer que les JAP les aménagent dans des cas pareils) ?
Avertissement : Jack enverra chier tout commentateur qui parlera d’indécence et s’insurgera du traitement froid et inhumain d’un tel drame. Si Jack s’y est intéressé, c’est que Jack trouve cela très triste.
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Si le raisonnement tient la route, je tiens à relever un petit détail qui complexifie un peu le calcul:
Vous notez que:
» C(L/S) = 0. Le raisonnement est le même que pour U(S). Tout le monde est rentré sans se poser de questions et il ne s’est rien passé. »
Je l’évaluerai plutôt à une valeur positive (quoique faible). Une personne peut raisonnablement se poser des questions sur son compagnon jusqu’à ce qu’il a la confirmation qu’il soit rentré sain et sauf chez lui. Ce comportement est lié à différents paramètres comme le degré d’amitié, le degré d’inquiétude intrinsèque (je n’arrive pas à bien le formuler) de la personne qui laisse partir son compagnon de sortie… Bref, cet état de stress a un coût.
Dernier point qui me turlupine mais c’est plus une question générale, comment savoir ce qu’a bu une personne au cours de la soirée?
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Dans mon idée, le C(L/S) est évalué a posteriori, donc nul. Mais oui, pourquoi pas ?
Et pour la seconde question, en effet c’est un problème, surtout quand on n’a pas commencé la soirée avec l’autre.
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Il y a une situation qui n’a pas été envisagée et qui vient complexifier le problème. Que dire de la situation si on laisse repartir notre ami, non pas avec son véhicule, mais à pieds. Sachant que statistiquement, il y a un fort risque d’accident pour la personne qui repart à pieds ( ex : le plus fréquent le comas sur la route). Et oui finalement, on pense sauver des vies en empêchant de prendre le volant, mais pour aller jusqu’au bout de la démarche, il faudrait raccompagner la personne chez elle, non?
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Il y a un paramètre qui manque dans l’équation, c’est le fait qu’une telle condamnation émet un signal social, un jugement de valeur de la société. Laisser partir quelqu’un bourré est signalé comme non acceptable, et je pense que cet aspect va prendre le dessus dans la plupart des situations sur la probabilité trés faible d’un accident.
Cela indique que celui qui empèche un ami bourré de partir se comporte bien, de la manière valorisée socialement, et que c’est celui qui s’énerve qu’on ne l’ais pas laissé partir qui a tort.
L’annonce de la condamnation permet aussi à celui qui n’avait pas envie de laisser la personne partir, mais ne savait pas comment l’annoncer d’avoir un prétexte : « T’es fou, tu vois ce que je risque moi s’il t’arrive quelque chose, allez tu dors sur le canapé, tu repartira plus tard »